Dans les nuages...
L'île s'étend à mes
pieds sous un manteau blanc. Un voile cotonneux tombe sans relâche
sur la forêt, la plage, la mer, le monde qui m'entoure, fouettant
sans retenue branches et rochers.
Dans le sifflement glacé
du vent, il me semble que la larme unique qui surgit d'un coup au
coin de mon œil émet un léger tintement. Une clochette solitaire
dans le hurlement du monde. Un son si léger, qui pourtant me semble
assourdissant, qui pénètre dans mes deux oreilles, les obstrue, les
remplit, transperce mon cerveau, se diffuse dans mon être entier, me
submerge, telle une vague terrible et destructrice. Je m'écroule à
deux genoux au bord du précipice. Un mouvement de travers, et c'est
la chute, une erreur d'un instant seulement, et c'est la mort. Je le
sais, je devrais le savoir. Mais mon cerveau lui-même ne semble plus
avoir le moindre pouvoir sur mon corps, tous deux commencent à agir
séparément, tout contact empêché par la douleur. Je ferme les
paupières, submergée. Dans une vaine attente à faire disparaître
tout problème, l'île, et le monde entier.
La douleur qui m'emplit
qui grandit d'instant en instant semble maintenant vouloir sortir par
n'importe quel moyen, pousser plus loin ses limites, hors de ce corps
trop petit encore pour la contenir. Et enfin, la sortie est trouvée,
dans un déclic d'un instant, juste avant qu'un flot de liquide salé
inonde mes yeux, mes joues, mon visage. Ça y est : le monde a
disparu, derrière ce rideau de perles, glaciales sitôt qu'elles
atteignent l'air libre.
Mais pourquoi ?
Seule cette dernière
question persiste. Pourquoi ? Qu'est-ce qui a engendré la
situation présente ? D'où diable est-ce que tout cela est
venu ? Je ne comprends pas. Pourquoi ?
Mon cœur se serre, ma
gorge, pincée, un hoquet. J'ai mal. Et ça me fait du bien. Je suis
seule. J'ai toujours détesté la solitude. Mais quel bien cela me
fait maintenant ! Seule, au bord du trou. ...Pourquoi ? Je
ne me souviens plus.
La vie se déroule,
minute après minute, des moments de rupture, une histoire. Et puis
on disparaît, on laisse la place à d'autres. Est-ce que tout cela
sert vraiment à quelque chose ? Si on est condamné, d'avance,
si on sait qu'on n'y arrivera pas, si l'on connaît la déception des
dernières années, qui commence déjà à planer, à s'ancrer, à
noyer, après tout juste une moitié de siècle sur cette Terre... Si
l'on sait tout cela, pourquoi attendre, et voir la chose arriver ?
Pourquoi ne pas anticiper, achever tout soit même ? Proprement.
Effacer tout. Disparaître.
Mais quoi, tourner le dos
à tout jamais à cette petite chance, qui existe, qui brille, qui
étincelle, infime, mais tout de même là ? Cette possibilité
de tout changer, de faire quelque chose, d'être heureux, de
réussir ? Ne pas même tenter le coup, abandonner, et partir ?
Ai-je vraiment le droit
de faire cela ?
Je ne sais pas.
Haha. Voilà, je me
rappelle.
La vieille dame a lu, et
mon frère plus tard a dit qu'elle avait l'air de s'opposer à chaque
mot qu'elle disait. Je ne sais pas. Je ne pensais pas à ça. Je ne
pensais pas. À la fin du texte, je ne sais plus de qui, un juif
ayant fui les camps de 1940, je crois, il était dit : « Je
ne sais pas. Je cherche ». Et je n'ai pas oublié cette voix,
et je ne l'oublierai pas. « Je ne sais pas. Je cherche. »
.
Et elle, elle était là,
mais elle n'entendait pas. Une autre vieille dame, une autre, qui ne
pouvait pas parler. Elle était sous la voûte, sous la croix, sous
les regards. Dans le cercueil.
Et j'avais froid. Mon
manteau. Il fallait se tenir droit, à tout prix, le regard droit
devant, ne pas se retourner, suivre les indications, se lever,
s'asseoir. Respect. Je n'ai pas chanté. Comment aurais-je pu ?
Aurait-ce été mieux ? Ça n'a rien changé, ça ne change rien
et ça n'aurait rien changé.
Elle est morte.
Je n'ai pas pleuré. Une
larme peut-être, ce soir-là ; forcée, presque.
Elle a disparu, et ça
n'a rien changé. Sauf, peut-être... quelque petits détails. Moi. Cette journée est restée imprimée dans mon esprit, chacun des mouvements, chacune des images que mes yeux ont capté ce jour-là sont imprimés dans mon cerveau. J'ai vu les gens. J'ai vu, avec mes yeux. L'horreur. Ils font peur ; les gens, dans ces images. Malsain.
Et la mort. Dans cette pièce-là, froide, j'aurais pu pleurer. J'étouffais. Je voulais rester, et puis arrêter de voir ce corps. Je voulais que cette vue disparaisse, mais je ne voulais pas détourner les yeux. Fascination. Morbide. Ça sentait, ça prenait le nez, je n'ai pas oublié. Je voulais pleurer. Et puis le cercueil... Je ne l'oublierai jamais. Le cercueil... Et elle... La robe mortuaire des galeries Lafayette. La croix. Et le cercueil.
Et la mort. Dans cette pièce-là, froide, j'aurais pu pleurer. J'étouffais. Je voulais rester, et puis arrêter de voir ce corps. Je voulais que cette vue disparaisse, mais je ne voulais pas détourner les yeux. Fascination. Morbide. Ça sentait, ça prenait le nez, je n'ai pas oublié. Je voulais pleurer. Et puis le cercueil... Je ne l'oublierai jamais. Le cercueil... Et elle... La robe mortuaire des galeries Lafayette. La croix. Et le cercueil.
La main moite dans ma
main à moi. Les doigts tordus. Le nez. La bouche. Le froid.
Les pétales. Le trou. La
mort.
Merde.
Ça, c'était une
rupture. Il y avait avant. Il y avait après. Et puis en fait,
'avant', 'après', tout se mélange, c'est de la théorie, et la
rupture disparaît, parce que la vie entière n'est que ruptures.
Il est possible,
seulement, que cette rupture-ci constitue une fin pratique à cette
période de deux ans peut-être, commencée avec les débuts d'une
recherche de stage. Deux ans, où pour moi, je suis devenue... plus grande.
J'avais 14 ans ; j'en ai 16. Et le temps a passé, tout est
fini. Il n'y a plus d'innocence, il y a la vie devant soi, qui nous
attend.
Et moi... Moi je me
demande maintenant si je vais mettre fin à tout ça.
Tout commencer, et puis,
une fois que la chose est finalement lancée, l'arrêter alors
qu'elle a à peine démarré ? Pourquoi ? Pourquoi moi, je
voudrais faire cela ? Je ne sais pas...
Ma vision du monde a
changé. Est-ce que maintenant, alors qu'elle est tout juste assez
élaborée pour partir, décoller, je la trouve finalement trop
horrible pour oser ?
Ironie, hypocrisie,
mensonge... Banalité.
Pourquoi fuir ? Le
monde est là, il est ce qu'il est, il ne disparaîtra pas. Si on
ferme les yeux, si on l'abandonne, on ne fait que créer l'illusion.
L'illusion qu'il a disparu.
La mort d'un individu ne
fait pas et ne fera jamais la mort de la vie.
Alors il faut se
redresser. Et, sur cette île, il faut continuer. Loin de tout. Il
faut donc revenir.
Et...
Vivre.
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